“Saudade”, “Tоска”: un voyage à travers le défi des mots intraduisibles

Par Laoura Avcharyan, étudiante M1 TSM

Crédit iStock / Créateur Massimiliano Agati

Césaria Evora chantait la Sodade en 1992, évoquant un sentiment aussi particulier que mystérieux. L’idée d’écrire cet article m’est venue assez naturellement, car lorsque l’on grandit perdue entre plusieurs langues et cultures, la question de l’intraduisibilité de certains concepts se présente très tôt à nous. Alors, je n’ai peut-être connu la saudade que lorsque j’ai écouté cette chanson pour la première fois, mais je suis en revanche très familière avec la тоска, dont la signification diffère légèrement, certes, mais qui fait partie de ces mots intraduisibles qui intriguent les traducteurs, et pas que.

La saudade : un voyage sans fin

Les mots intraduisibles désignent des concepts pour lesquels il n’existe pas d’équivalents dans la langue française. La saudade se définit comme la présence d’un manque. On le traduit, de plusieurs manières, pour exprimer la nostalgie mélancolique de quelqu’un, d’un lieu ou d’un objet. Il incarne un symbole fort du Portugal, surtout en lien avec son histoire migratoire à travers le monde. Né au Portugal, le mot saudade s’est répandu dans le monde lusophone, donnant naissance à des variantes comme la saudade brésilienne et la sodade capverdienne (en créole). La saudade garde son sens, celui de l’expression d’un manque, mais la manière de l’exprimer est fortement influencée par l’histoire, la société, le passé, la culture du pays lusophone en question. C’est un sentiment qui transcende les frontières.

Au Brésil, la saudade est célébrée le 30 janvier. C’est un sentiment riche et profond que l’on extériorise et que l’on exprime de manière décomplexée. J’évoquerai tout d’abord Chega de Saudade, une chanson brésilienne emblématique de bossa nova sur la nostalgie amoureuse, composée par Antônio Carlos Jobim et écrite par Vinícius de Moraes en 1958. Il est intéressant de noter les différentes traductions de ce titre. En français, on retrouve plusieurs traductions : « Plus de nostalgie », « Marre de la nostalgie », etc. En anglais, la traduction commune est « No More Blues ».

Au Cap-Vert, on parlera de sodade (en créole capverdien). La situation géographique et l’histoire du Cap-Vert lui confèrent le titre de « Carrefour des mondes », et c’est cette situation qui rend la sodade capverdienne unique. Sodade est aussi une chanson capverdienne écrite dans les années 1950 par Armando Zeferino Soares, et rendue célèbre par Cesária Évora sur son album de 1992, Miss Perfumado. Sodade évoque la nostalgie ressentie par les migrants capverdiens qui ont quitté leur pays pour travailler à São Tomé. Cette île, comme le Cap-Vert, est une ancienne colonie portugaise située en face du Gabon. Jusqu’au début des années 70, de nombreux Cap-Verdiens se sont exilés à São Tomé pour fuir les difficultés politiques et économiques de leur pays. Un exil qui pouvait être parfois volontaire, parfois forcé. Lorsqu’on cherche la traduction de cette chanson, les traducteurs ont tendance à conserver le terme Sodade. Cette décision se justifie pleinement lorsqu’on écoute la chanson et qu’on lit attentivement les paroles. En effet, les paroles et le rythme de la chanson expriment à eux seuls toute la richesse et la profondeur de la sodade.

Paroles de la chanson originale

Quem mostrava esse caminho longe?
Esse caminho pa São Tomé
Sodade, sodade
Sodade dessa minha terra, São Nicolau

Traduction française disponible sur http://www.mindelo.info

Qui t’a conduit
Sur ce long chemin,
Ce chemin vers São Tomé ?
Sodade, Sodade, Sodade
De ma terre de São Nicolau

En bref, la saudade, il faut l’entendre et la voir pour la comprendre…

La тоска : une âme en peine

Dans chaque culture, il existe un sentiment associé à la tristesse, à l’anxiété et à la nostalgie. Cependant, la culture russe se distingue par la profusion d’images et d’expériences mélancoliques, ce qui suggère que la тоска occupe une place centrale dans cette culture. Profondément ancré dans la conscience russe, ce sentiment inspire les œuvres littéraires et artistiques. Le concept de тоска est ainsi présent dans presque tous les textes majeurs de la littérature russe. Pouchkine, Dostoïevski, Gogol, Tolstoï, et de nombreux autres se sont plongés en profondeur dans l’expression de la тоска.

Pour tout russophone, c’est un sentiment très difficile à expliquer en plusieurs mots dans une autre langue, et impossible à traduire fidèlement en un seul mot. Ce que j’entends ici par une traduction fidèle, c’est le fait de réussir à englober dans un seul mot toute la complexité émotionnelle de la тоска. On parlera tantôt de nostalgie, de tristesse, de mélancolie, tantôt d’anxiété, d’ennui, et tant d’autres mots.

En 1886, Anton Tchekhov publie une nouvelle intitulée Тоска. Tchekhov décrit l’histoire d’un cocher qui, après la perte de son fils, cherche désespérément quelqu’un à qui partager sa peine. Malheureusement, ses tentatives auprès de ses clients échouent : il est ignoré la première fois et humilié la seconde. Finalement, il se tourne vers son cheval pour se confier et se libérer de ce poids. D’une part, cette nouvelle sera traduite par Denis Roche en 1922, avec pour titre Angoisse. D’autre part, une traduction par Madeleine Durand et Édouard Parayre, Tristesse, sera publiée en 1967. Tristesse et angoisse : deux mots à la fois proches et éloignés. La question se pose alors du point de vue : la тоска n’étant ni entièrement tristesse ni pure angoisse. Il s’agit de déterminer quel mot décrit le mieux la тоска subie par le personnage : est-ce la tristesse face à sa solitude, face au décès de son fils et à l’absence de proches à qui se confier ? Ou bien est-ce l’angoisse de la solitude, cette angoisse à l’idée que son fils soit mort ? En réalité, la traduction littéraire permet cette liberté d’interprétation et de choix, le traducteur agit comme un écrivain dans sa langue cible, préservant l’essence de l’œuvre originale tout en la rendant accessible à un nouveau public.

En 1934, Marina Tsvetaeva écrit le poème Тоска по родине!. Ce dernier a été traduit par Eve Malleret en 1986, puis par Elsa Triolet en 1968. Dans ces deux traductions, Тоска по родине! a été traduit par Mal du pays ! C’est un choix de traduction très intéressant, car le sens de la тоска est bien transmis ici grâce à une expression française (le mal du pays), restant ainsi fidèle à la fois à la langue source et adaptée à la fois au skopos et à la langue cible.

Extrait du poème en russe

Тоска по родине! Давно
Разоблачëнная морока!
Мне совершенно всë равно —
Где совершенно одинокой

Traduction d’Eve Malleret, 1986

Mal du pays ! Tocard, ce mal
Démasqué il y a longtemps !
Il m’est parfaitement égal
Où me trouver parfaitement

Traduction d’Elsa Triolet, 1968

Mal du pays ! Histoire insensée,
Dénoncée voilà belle lurette !
Et cela m’indiffère tout à fait
Où et comment je vais rester seule.

En quelques mots : Richesse et diversité

L’existence de ces mots et concepts qu’on qualifie d’intraduisibles est une réelle preuve de la richesse et de la diversité culturelle et linguistique dans le monde. C’est précisément cette complexité qui confère à la profession de traducteur tout son intérêt. En effet, lorsque l’on fait face à ces intraduisibles, il faut réussir à plonger dans l’histoire, la réalité culturelle et sociale que portent ces mots et à les transmettre vers une langue cible. Le lecteur cible doit être en mesure de saisir, à travers la traduction, que ces mots sont le reflet d’émotions fortes et complexes. Il ne s’agit pas simplement de trouver l’équivalent linguistique, mais plutôt de prendre en compte une multitude de facteurs tels que le contexte, le skopos, la fluidité et le style, afin de parvenir à une traduction qui dépasse les frontières linguistiques et culturelles. L’objectif est de représenter de manière adaptée et aussi fidèle que possible des concepts comme la saudade et la тоска, en préservant leur essence et leur profondeur.

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