Localisez les tous ! La traduction de jeu de mots appliquée aux noms de Pokémon

Par Quentin Petit, étudiant M1 TSM

La franchise Pokémon est la plus grande franchise de jeux vidéo au monde. Outre les jeux vidéo, c’est tout un monde de produits dérivés qui s’offre à tous : cartes à jouer, peluches, dessin animé, films… Et, un des acteurs de ce succès, c’est sûrement la traduction. En effet, tout aurait pu être différent si Dracaufeu s’était en fait appelé Rizādon, comme en japonais. Tout ce travail de traduction des premiers Pokémon, on le doit à Julien Bardakoff.

Qu’est-ce que la localisation ?

En quoi la localisation est un phénomène linguistique et culturel ?

La localisation est un phénomène de traduction qui consiste à adapter un texte rédigé pour la culture source, afin qu’il corresponde à la culture cible. La localisation peut revêtir plusieurs formes. Cela peut aller de la simple adaptation d’une référence cinématographique à la modification complète d’un texte.

C’est une stratégie de traduction qui prend notamment tout son sens lors de la traduction de guides touristiques par exemple. En effet, selon les cultures et les pays, les touristes ne voyagent pas de la même manière et n’ont pas nécessairement les mêmes centres d’intérêts. Comparer deux guides touristiques rédigés en deux langues différentes mais traitant de la même destination peut donc être un exercice intéressant !

Pourquoi la localisation de jeux vidéo est-elle importante ?

Cela revient presque à se poser la question « en quoi la traduction est-elle importante ? » Parce que oui, même si beaucoup s’accordent encore à dire que la place des jeux vidéo dans notre société n’est pas celle qu’ils devraient occuper, qu’ils rendent les personnes violentes ou abruties, il existe une montagne de jeux vidéo qui s’articulent autour de l’apprentissage ludique d’un grand nombre de choses, que ce soient les mathématiques, les langues ou encore… la lecture.

Pour bon nombre d’enfants, apprendre n’a rien d’amusant. Des concepteurs de jeux vidéo se sont alors demandé comment joindre l’utile à l’agréable, et ont, pour ce faire, développer des jeux vidéo. On peut par exemple penser au jeu Adibou, sorti en 1991 et destiné aux enfants de 4 à 7 ans et qui leur permet de s’éveiller et de développer des compétences spécifiques comme la créativité, tout en leur apprenant également à lire et à compter. Ce jeu était alors à la fois disponible en anglais… et en français ! rendant l’apprentissage accessible à ceux qui parlaient au moins une des deux langues.

Eu égard à cela, localiser les jeux vidéo, c’est les rendre accessibles à tous, et permettre à tout le monde de s’amuser qu’importe la langue que l’on parle. Cela contribue également à la construction d’un sentiment d’appartenance à une communauté, et permet de trouver des personnes qui partagent nos passions.

La traduction de jeux de mots

Un procédé complexe

Traduire les jeux de mots est, en soi, une sorte de localisation. Toutes les cultures n’ont pas le même type d’humour ! On peut notamment penser à l’humour anglais, très différent de l’humour français, mais pas moins drôle !

Traduire le jeu de mots est un exercice complexe, entre idiomatisme et humours différents, c’est à ne plus s’y retrouver. Certains jeux de mots sont même considérés par certains comme étant intraduisibles, tant ils sont ancrés dans une culture, et les traduire ne leur ferait pas honneur, voire même ferait tomber tout le côté humoristique à plat… ce qui m’amène à mon prochain point :

Faut-il toujours traduire les jeux de mots ?

Lors de la Journée mondiale de la traduction, une traductrice littéraire a répondu à une question sur ce sujet. Elle a dit ne pas systématiquement traduire les jeux de mots sur une page, mais, ce faisant, elle s’assurait toujours de remettre un autre jeu de mots plus loin, afin de garder cette « proportion » et cette touche d’humour. Seulement, l’humour il faut qu’il soit adapté à la population cible, afin de ne pas faire chou blanc, voire de tomber dans la traduction littérale, qui perdrait tout son sens.

Dans son livre « La traduction des jeux de mots », Jacqueline Henry analyse et présente les différentes catégories de jeux de mots qui existent déjà, et part du principe que les jeux de mots ne reposent non pas sur des critères morphologiques, mais bien sur le « type d’opération effectué : substitution, enchaînement ou permutation ». Elle analyse ensuite les caractéristiques liées au jeu de mots, et insiste sur le fait que, au moment de la traduction desdits jeux de mots, le traducteur doit se concentrer sur la restitution de la méthode, et non pas sur la traduction pure et dure, qui risquerait alors de lui faire perdre tout son côté humoristique.

C’est là toute la difficulté de la traduction du jeu de mots. Comment prendre suffisamment de distance pour produire une traduction qui reste drôle et fidèle au type de jeu de mots mis en œuvre dans la langue source. On pourrait penser à s’éloigner totalement de la source, pour se concentrer sur la cible, on aborderait alors une stratégie qui est essentiellement de la localisation.

Un bon exemple est produit par Michel Delarche dans son billet de blog sur les stratégies de traduction des jeux de mots, où il prend comme exemple ceci :

“What is a refectory for babies? A mush room”

Tout le principe de ce jeu de mot repose évidemment sur la réponse « mush room » qui fait immédiatement penser au mot « mushroom », pour « champignon ». Pour garder le côté bébé, Michel Delarche nous propose l’équivalent :

« Qu’est-ce qu’un cantine pour bébé ? Une cantétine ».

Mais, si l’on veut garder le côté « champignon » de la blague, on peut aussi avoir la solution :

« Qu’est-ce qu’une pinède ? Un champs à pignon ».

Deux stratégies qui fonctionnent parfaitement car on réussit à garder un côté humoristique. Évidemment, traduire littéralement la blague ne servirait à rien, car elle n’aurait pas ce côté de jeu sur les mots que l’on veut lui prêter.

La traduction des noms de Pokémon, entre traduction de jeux de mots et localisation pure et dure

Dans cet article, je me penche sur la traduction des nom de Pokémon, qui sont le plus souvent construits sur des jeux de mots ayant trait à leur apparence pour certains, ou à rôle dans la série de jeux pour d’autres. Comme nous avons pu le voir, il existe de multiples méthodes pour localiser une langue source et pour traduire des jeux de mots, autant de choses qui nous seront illustrées par la suite.

Il est donc intéressant de se pencher sur les différents moyens mis en œuvre lors du procédé de traduction. Julien Bardakoff décortique d’ailleurs les noms des 151 premiers Pokémon, dans une interview accordée au journal Libération. Certains noms ressemblent à leur origine japonaise, tandis que d’autres se sont complètement éloignés, pour des raisons diverses et variées ; c’est ça, la localisation !

Les trois Pokémon oiseaux légendaires de la première génération sont une assez bonne illustration des différences de culture. En japonais, Artikodin, Électhor et Sulfura sont appelés respectivement Furīzā, Sandā et Faiyā (pour Freezer, Thunder et Fire). Dans son interview, Julien Bardakoff nous confie que, en japonais, pour donner plus de poids et de peps à ces Pokémon d’importance, le choix a été fait chez Nintendo, de leur donner des noms anglais.

C’est un moyen de les distinguer des autres Pokémon, qui ont des noms majoritairement basés sur des jeux de mots, qu’il s’agisse de jeux de sonorités, ou sur l’apparence physique des petites créatures. C’est aussi un moyen de dire que les Pokémon représentent chacun leurs attributs, qu’ils en ont l’allégorie (respectivement de la glace, de la foudre et du feu).

Cependant, le phénomène n’est pas le même en français. Un Pokémon qui s’appelle simplement Glace, Foudre ou Feu, ça n’a pas le même effet qu’en japonais, cela a même l’effet inverse, on se dit qu’il est banal, qu’il y en a plein comme lui. Julien Bardakoff était donc d’avis de leur donner des noms plus complexes, avec des consonances plus cryptiques, plus mystiques, pour leur rendre toute leur splendeur et leur côté légendaire. Mais il est intéressant d’observer que ce phénomène de donner un nom plus complexe n’est pas seulement propre à la France. La même chose s’est aussi produite pour les versions anglaises de ces trois Pokémon.

Furīzā, Sandā et Faiyā sont donc devenus, en français, Artikodin, Électhor et Sulfura. On s’éloigne également de la version anglaise Articuno, Zapdos et Moltres, qui reprenait les trois premiers chiffres espagnol uno, dos, tres pour ainsi désigner les trois oiseaux légendaires. En français, on a préféré utiliser des références mythologiques pour ces suffixes, mais en gardant le préfixe qui se référait à l’attribut des Pokémon, comme en anglais.

Artic-uno, Zap-dos, Molt-tres ainsi que Artik-odin, Élec-thor et Sulfur-ra

Il est aussi intéressant de noter que, pour les deux premiers, les divinités évoquées appartiennent au Panthéon nordique (Odin, le dieu de la sagesse et Thor, dieu du tonnerre) quand, pour Sulfura, le choix a été fait d’utiliser une divinité égyptienne, Râ, le dieu du soleil.

Vous avez peut-être également entendu parler de cette interview par le traducteur officiel des noms des 251 premiers Pokémon, Julien Bardakoff, qui s’étonnait de la façon dont était prononcée certains noms. En effet, dans les premiers jeux, les accents n’apparaissaient pas, car tous les noms des créatures étaient écrits en majuscules. Ainsi, le pauvre Maraisté, est devenu MARAISTE, que tous les joueurs (et même l’adaptation sur le petit écran) ont prononcé Ma-rais-teuh. On perdait alors tout le sens du nom, basé sur les mots « marais » et « majesté », pour faire de ce Pokémon bleu la « majesté des marais ».

On aborde là un autre type de jeu de mots, qui n’est donc plus seulement un humour écrit, mais bien un humour oral, qui joue sur les sonorités et la façon de prononcer les mots. De nombreux noms de Pokémon sont construits sur le même principe, on peut penser à Roucoups, qu’il mentionne dans la même interview ou encore Tygnon. Le premier doit se prononcer Rou-cou, car c’est un oiseau qui donne des coups (et non pas Rou-coupss, comme c’est le cas dans le dessin animé, car on perd là tout le sens du nom) et le deuxième est une référence à Mike Tyson, célèbre boxeur, et doit donc se dire Taïgnon, et non pas Ti-gnon.

Le boxeur est, en effet, plus connu en France que la version originale du nom du Pokémon Ebiwarā, inspiré du boxeur japonais Hiroyuki Ebihara. Un bel exemple de localisation et de traduction de jeu de mots ! On a en effet gardé la même forme d’humour dans le nom, basé sur un boxeur dans les deux cas, mais adapté à la culture cible, les Français connaissant mieux l’un que l’autre.

Il est malheureux qu’autant de jeux de mots si amusants se soient ainsi perdus à cause d’une mauvaise prononciation. Mais, si vous voulez impressionner, vous pouvez toujours les prononcer correctement et étonner (ou étaler, pardon pour le jeu de mots) vos connaissances ! Et puis, c’est toujours amusant de chercher tous les petits easter eggs présents dans un jeu.

Pour finir, on peut se pencher sur deux autres exemples assez amusant pour les Pokémon Abo et Arbok. Dans toutes les langues, leur nom sont construits selon le même principe, le fait de renverser toutes les lettres d’un autre mot.

Le premier s’appelle alors Ekans en anglais, Rettan en allemand et Abo en français et en japonais, tandis que le deuxième reste Arbok dans toutes ces langues. Un phénomène amusant, c’est que Ekans est en fait le mot « snake », écrit à l’envers, Rettan vient du mot « Natter » qui signifie « couleuvre » en allemand et Abo, vient de « boa ». Amusant, quand on pense qu’en anglais et en allemand, il n’existe pas ce fameux « verlan » français ! Pour Arbok, c’est exactement la même chose, on a juste remplacé le « c » de « cobra », par un « k ».

Ce qu’on constate aussi, c’est qu’en allemand, en français et en japonais, on n’a pas utilisé le mot générique « serpent » pour former le nom d’Abo, on a préféré utiliser celui d’une espèce particulière. Pourquoi les Allemands ont fait le choix de la couleuvre quand il existe également le mot « Boa » dans leur langue, cela reste un mystère… mais ce n’en est pas pour le moins intéressant à observer ! Et vous pourrez briller en société lors de votre prochain repas mondains, en parlant de tous ces phénomènes sur la traduction des noms de Pokémon.

Bibliographie

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