Traduction automatique : les algorithmes ont-ils des préjugés ?

Par Estelle Peuvion, étudiante M2 TSM

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Depuis plusieurs années, la traduction automatique connaît des avancées spectaculaires. La traduction neuronale s’impose de plus en plus face à la traduction statistique. Résultat : les moteurs de traduction machine sont capables de traiter de longues phrases, voire des textes complets, en respectant la grammaire, la syntaxe, et en conservant la cohérence terminologique. Certains moteurs de traduction automatique traduisent (presque) aussi bien que les traducteurs humains et de nombreuses entreprises n’hésitent plus à recourir à leurs services pour traduire leurs sites et leurs produits. Cependant, ces résultats remarquables connaissent leurs limites. En effet, les algorithmes sur lesquels reposent ces moteurs de traduction reproduisent en quelque sorte la manière de traduire des humains, mais ne risquent-ils pas de reproduire également nos aspects les plus négatifs ?

Reproduction des préjugés

La réponse est oui : les moteurs de traduction automatique reproduisent les préjugés (sexistes, racistes…) des humains. Cela a été démontré, et nous pouvons le vérifier par nous-même, en quelques clics seulement.

L’exemple le plus flagrant est celui des professions, notamment lorsque l’on traduit d’une langue qui n’a pas de genre lexical vers une langue qui en a. Les femmes sont communément associées aux professions artistiques, aux métiers de soins (infirmière, sage-femme…), au foyer, alors que les hommes sont associés aux professions scientifiques, politiques, et plus globalement aux postes « importants »: le moteur de traduction machine va, dans la majorité des cas, reproduire ces clichés.

Depuis plusieurs années, de nombreux internautes recensent les « dérapages » des moteurs de traduction automatique, et les exemples ne manquent pas. Sur Google Translate, incontournable de la traduction machine, il est facile de se retrouver face à des phrases reprenant des préjugés sexistes. En tapant « The engineer is from Germany », le logiciel nous propose automatiquement « L’ingénieur est allemand. » En revanche, lorsque l’on remplace engineer par nurse, nous obtenons « L’infirmière est allemande »…

Au-delà de ces observations simples, qui peuvent être formulées par n’importe qui, des scientifiques ont également étudié plus en profondeur ce phénomène et sont arrivés aux mêmes conclusions.

Des chercheurs des universités de Princeton et de Bath ont étudié la technologie GloVe, développée par l’université de Stanford, qui calcule les associations entre les mots. GloVe est entraîné à partir du corpus Common Crawl, qui regroupe plusieurs milliards de textes venant du web et est utilisé pour la traduction machine. Les chercheurs ont conclu que le programme GloVe associait très bien les mots, mais ils ont aussi remarqué des dérives racistes et sexistes : les personnes afro-américaines étaient associées à des mots bien plus négatifs que les personnes blanches, et les noms de femmes étaient liés à la famille, alors que les noms masculins étaient associés à la vie professionnelle.

À l’université de Washington, trois chercheurs ont étudié les préjugés sexistes dans la traduction machine (Evaluating Gender Bias in Machine Translation) et ont fait une découverte « amusante ». Ils ont constitué des phrases comprenant deux professions, une communément associée aux hommes et une associée aux femmes. Ils ont féminisé la profession masculine à l’aide d’un pronom ajouté plus loin dans la phrase, et ont laissé une ambiguïté quant à la profession féminine.

Par exemple, dans la phrase « The doctor asked the nurse to help her in the procedure », la profession de médecin a été féminisée grâce au pronom her, et la profession d’infirmier/infirmière est neutre. L’expérience avait deux objectifs : voir si doctor était bien féminisé, et voir si nurse était mis au masculin ou au féminin. Dans la majorité des cas, doctor était au masculin, nurse au féminin et le pronom her était traduit par un pronom féminin dans la langue cible, ce qui changeait le sens de la phrase !

Les chercheurs ont donc tenté d’ajouter un adjectif associé aux femmes au mot doctor, et dans ce cas, doctor était féminisé. Si nous reprenons l’exemple cité plus-haut et rajoutons l’adjectif pretty devant engineer, Google Translate nous propose « La jolie ingénieure est allemande ». En revanche, si l’on remplace pretty par courageous, l’ingénieur redevient un homme ! Conclusion : dans cette expérience, le cliché sexiste a été dépassé par l’ajout d’un autre cliché sexiste.

Comment expliquer ce phénomène ?

Pourquoi donc les moteurs de traduction automatique reproduisent-ils nos préjugés ? Les chercheurs ayant étudié cette problématique ont plusieurs réponses à nous offrir.

Les moteurs de traduction automatique sont basés sur des corpus parallèles et monolingues : des textes en langue cible et des traductions. Ces textes se comptent par millions voire par milliards pour certains moteurs de traduction, et ils proviennent du web dans la majorité des cas. Par conséquent, il est tout simplement impossible de contrôler chacun des textes composant le corpus : cela demanderait trop de main-d’œuvre et de temps. Voilà la première explication à notre problème : les données qui permettent aux moteurs de traduction automatique de nous proposer des traductions fluides, quasi-parfaites dans certains cas, proviennent du web. Ce sont des données que nous, humains, produisons, et nous produisons forcément des données affectées par nos préjugés, que nous le voulions ou non.

Prenons par exemple le corpus utilisé par le site de traduction Reverso Context : il contient des textes provenant de domaines différents, et notamment des sous-titres de films et de séries. Une particularité qui a amené le site à proposer début 2019 des résultats de traduction antisémites, racistes et sexistes. Le fondateur de l’outil s’est excusé et a expliqué que ces résultats pouvaient provenir de films et de séries, et qu’il était difficile de contrôler un corpus aussi conséquent.

De plus, la majorité des moteurs de traduction fonctionnent grâce au word embedding, une technique d’apprentissage automatique qui représente les mots ou phrases d’un texte par des vecteurs de nombres réels. La représentation vectorielle d’un mot représente son « contexte », c’est-à-dire les mots, expressions et phrases qui entourent le plus souvent ce mot.

Il est donc tout à fait logique que les moteurs de traduction reproduisent nos préjugés : ils utilisent nos textes, apprennent nos langues. Ils apprennent aussi les associations culturelles et historiques qui nous mènent à avoir ces préjugés.

La seconde explication se trouve entre les corpus et le processus de traduction en lui-même : les algorithmes. En effet, les concepteurs de ces algorithmes sont en majorité des hommes, blancs, il est donc possible qu’ils prêtent moins attention à la manière dont seront traitées certaines problématiques par l’algorithme.

Lutter contre les « préjugés » de la traduction automatique

Maintenant que nous connaissons l’origine de ce phénomène de reproduction des préjugés sexistes, nous pouvons réfléchir à des solutions.

Les entreprises ayant conçu les principaux moteurs de traduction automatique, et qui utilisent l’intelligence artificielle, se trouvent en première ligne de cette lutte. La majorité d’entre elles ont conscience du problème et ces dernières années, elles ont commencé à proposer des solutions.

Facebook a annoncé il y a quelques mois la création d’un outil servant à trouver les biais dans les algorithmes, « Fairness Flow ». L’outil sera normalement capable de déterminer si un algorithme reproduit les préjugés ; il est pour l’instant en développement.

Récemment, Google Translate a admis avoir proposé des traductions aux préjugés sexistes. Suite à cette annonce, le moteur de traduction prendra en compte le genre grammatical dans les traductions. En proposant un nom neutre en anglais, on peut obtenir deux traductions en français, le féminin et le masculin. Cependant, cette nouvelle fonctionnalité est pour l’instant restreinte à certaines langues et à un certain nombre de mots.

La modification de la langue pourrait également être une solution : par exemple, un pronom neutre a été introduit dans la langue suédoise. Néanmoins, ce genre de modification représente un vrai défi : comment inciter des locuteurs d’une langue à changer de manière radicale leur utilisation de la langue ? De plus, le remplacement des corpus actuels prendrait un temps considérable, et les effets ne seraient pas visibles immédiatement.

L’amélioration des corpus semble être un axe évident dans la résolution de ce problème. Trois chercheurs des universités de Dublin et d’Uppsala (Getting gender right in neural machine translation) ont mené une enquête et ont tenté d’atténuer la reproduction des préjugés sexistes dans la traduction automatique. Ils ont taggué le corpus utilisé par le moteur de traduction et y ont introduit des tags genrés, pour plusieurs paires de langues, aussi bien pour les accords que pour le style et le vocabulaire. Ils ont vu dans les traductions proposées des améliorations significatives, en particulier pour les accords. Cependant, ils ont noté un manque de cohérence dans certaines traductions.

Nous pouvons donc améliorer les corpus en changeant la façon dont nous les utilisons (grâce aux tags, par exemple), mais également en privilégiant les textes avec une écriture non-sexiste.

La diversification des équipes qui conçoivent les algorithmes représente également une idée de résolution du problème, afin qu’elles puissent plus facilement se rendre compte des préjugés reproduits par l’intelligence artificielle.

Enfin, la solution qui serait évidemment la plus efficace, serait que la société change et que tous nos préjugés disparaissent. Malheureusement, c’est un objectif difficile à atteindre, mais nous, traducteurs et traductrices, pouvons apporter notre pierre à l’édifice. Utiliser l’écriture inclusive (quand nous en avons la possibilité), encourager l’amélioration des moteurs de traduction automatique, prêter attention au vocabulaire que nous utilisons, voilà des pistes simples que nous sommes tous et toutes aptes à suivre.

 

Bibliographie :