Sous-titres de Squid Game : retour sur la polémique

Par Éloïse Petitjean, étudiante M2 TSM

Bon nombre d’entre vous auront très certainement déjà entendu parler de Squid Game, série sud-coréenne aujourd’hui diffusée sur Netflix. Et pour cause ! Depuis sa sortie sur nos écrans le 17 septembre 2021, elle connait un succès phénoménal, et comptabilise même le meilleur démarrage de l’histoire de la plateforme. Un vrai carton planétaire qui ne cesse de surprendre. Combien d’entre nous l’ont déjà évoquée au détour d’une conversation ? Combien, poussés par la curiosité (moi la première), ne se sont pas plongés dans ce drame mondialement connu ?

Cependant, outre son incroyable succès, la série suscite également un vif débat au sujet de sa traduction. En effet, les sous-titres et le doublage du coréen vers l’anglais ont provoqué une forte polémique, à la suite d’une publication sur les réseaux d’une internaute, Youngmi Mayer. Cette dernière affirme que la version anglaise de Squid Game serait « très mauvaise, au point que les personnes ne comprenant pas le coréen n’auraient pas regardé la même série ». Depuis, de nombreux fans ou experts du domaine ont réagi, prenant ainsi part au débat. Si vos réseaux regroupent en majorité des spécialistes de la traduction, vous avez sous doute déjà vu passer des publications à ce sujet sur Twitter ou LinkedIn, n’est-ce pas ?

Loin de moi l’idée de juger ici la qualité de la traduction (mes connaissances en coréen étant, pour être honnête, proches du néant) ni de prendre part à la polémique. Ce billet a pour but d’exposer les différents aspects à prendre en compte pour bien saisir les enjeux de ce débat, mais aussi mettre en avant les principales questions que cette controverse soulève dans le monde de la traduction.

Pour ceux qui n’auraient pas encore vu la série, attention spoilers !

Des sous-titres inexacts

C’est donc ce que dénonce Youngmi Mayer, à l’origine du débat. Cette dernière, qui est anglophone et parle le coréen de façon courante, a en effet vivement critiqué la qualité de la version anglaise. Elle cite plusieurs exemples qui, selon elle, empêcheraient le spectateur de percevoir toutes les subtilités de l’intrigue. On peut notamment évoquer le personnage de Han Mi-nyeo, l’une des participantes du jeu. Dans l’épisode 6, au moment de constituer des binômes pour le jeu de billes, celle-ci déclare dans la version sous-titrée : « I never bothered to study, but I’m insanely savvy. » (version française : « Je n’ai aucune éducation, mais je suis ultra-intelligente »), et dans la version doublée : « I’m not a genius, but I still got it works out. » (version française : « J’ai jamais pris la peine d’étudier, et pourtant je suis très intelligente ! »).

L’internaute explique qu’ici, une bonne traduction aurait pu être : « Je suis très intelligente, mais je n’ai jamais eu la chance d’étudier ! ». Cette inexactitude dans la traduction impacte en effet sur le développement du personnage, et sur ce qu’elle représente… À savoir, une personne issue d’une classe sociale inférieure, ce qui l’a empêchée d’avoir accès à des études. L’internaute met ainsi en avant d’autres inexactitudes qui, selon elle, empêchent le spectateur de saisir certaines nuances.

On remarque par ailleurs que la traduction diffère entre la version sous-titrée et la version doublée. En effet, ces deux techniques de traduction ne se ressemblent pas et sont régies par des règles différentes, ce qui explique que les résultats ne soient pas identiques. Si vous souhaitez en savoir plus sur la différence entre VF et VOST, je vous laisse découvrir cet article.

La question de l’intraduisibilité et des différences culturelles

Cette polémique soulève également la question des facteurs culturels. Plusieurs experts du secteur de la traduction ont exprimé leur point de vue sur le sujet. C’est le cas de Jinhyun Cho, maître de conférences en traduction et interprétation anglais-coréen de l’université Macquarie, en Australie. Elle explique ainsi que « de nombreux concepts culturels sont difficiles à traduire », ce qui justifie les différences entre version originale et traduite. Elle évoque par ailleurs le concept de l’intraduisible. Cette notion existe dans toutes les cultures. Il s’agit de mots ou de concepts propres à une langue ou à une culture, et qui n’existent pas dans la langue cible. Lorsqu’il n’existe pas d’équivalent, différentes solutions se présentent pour les traduire. On peut par exemple avoir recours à l’explicitation, proposer une glose et tenter de définir le concept, ou encore ajouter une note de bas de page. Cependant, tout ceci est impossible dans le cadre du sous-titrage (en raison notamment de la contrainte d’espace, comme nous le verrons ci-dessous).

D’après la maître de conférences, des différences sont donc inévitables. Selon elle, l’exemple le plus parlant de la série Squid Game est illustré par le concept des titres honorifiques, utilisés selon le statut social, l’âge, ou le sexe. Ces derniers sont courants dans la culture coréenne, et font partie de la vie quotidienne. Elle explique ainsi que « les gens ne se désignent pas par leur nom en Corée, à moins que vous ne soyez des amis proches et du même âge. […] Vous devez utiliser un titre pour exprimer votre respect. Souvent, dans les drames coréens, il y a un certain titre qu’un homme plus jeune devrait utiliser pour un homme plus âgé, et vice versa. Ces titres, il est impossible de les traduire en anglais, car ils n’existent évidemment pas. »

On constate ainsi que ces titres propres à la culture coréenne ont été utilisés de nombreuses fois au cours de la série. C’est le cas par exemple entre le personnage d’Ali, un travailleur immigré pakistanais, et Sang-Woo, un homme d’affaires. Tous deux sont des participants du jeu. La relation entre les deux hommes évolue au fil de l’intrigue, devient de plus en plus intime au fur et à mesure que la confiance s’installe entre eux, ce qui est mis en avant dans la série par les différents titres honorifiques utilisés. Ali ne s’adresse ainsi pas de la même façon à Sang-Woo au début de la série, où il fait preuve de beaucoup de respect en raison du statut social de ce dernier, qu’à la fin, après avoir réussi plusieurs jeux à ses côtés. Il s’adressera à lui d’une façon différente, ce qui témoignera de sa confiance envers son ami et de sa loyauté. Ces changements de titres sont très importants dans la série. En effet, Sang-Woo finit par trahir Ali peu après que celui-ci lui ait témoigné sa confiance, et l’usage des titres honorifiques dans la version originale accentue le côté dramatique de l’intrigue.

Cependant, en raison du manque d’équivalences culturelles dans les autres langues, les traducteurs ont rencontré de grandes difficultés à rendre le sens exact de ces titres. Pour Jinhyun Cho, cette notion est pourtant essentielle pour saisir pleinement la portée des relations humaines dans la série, et comprendre le sens de la culture étrangère. Cet exemple illustre la notion de l’intraduisibilité en traduction, à laquelle les traducteurs sont souvent confrontés. La solution choisie ici est donc la localisation, à savoir l’adaptation pour le public cible.

En outre, on peut aisément comprendre les réactions des personnes adeptes de la culture coréenne, qui perçoivent de ce fait les faiblesses et les manques de la traduction, qui « dénature » en quelque sorte le texte. On peut parler ici de domestication du texte, concept introduit par Lawrence Venuti. Ce dernier dénonce en effet la tendance à faire disparaitre les références culturelles lors du passage du texte source au texte traduit, ce qu’il appelle l’apprivoisement du texte, soit une perte d’information par rapport au texte source. Pourtant, dans notre cas, traduire les titres honorifiques de manière littérale n’aurait pas pu fonctionner, car très peu de personnes en auraient compris le sens. Néanmoins, le public doit garder à l’esprit que, comme l’affirme Veruska Anconitano, spécialiste de la localisation, « localiser du contenu coréen, japonais ou chinois tout en essayant de transmettre le bon message est probablement l’une des tâches les plus exigeantes et les plus difficiles qui soient ».

Sous-titrage : les contraintes

Avant tout, pour bien comprendre les enjeux de ce domaine de traduction, il est également important de prendre en compte les contraintes auxquelles sont confrontés les traducteurs spécialisés dans l’audiovisuel. En effet, le sous-titrage est une activité très normée. Elle suit ainsi des règles, appelées protocoles. Tout d’abord, les sous-titres doivent respecter un nombre de caractères précis (situé en général aux alentours de 38 caractères pour le français, ponctuation et espaces compris). Un même sous-titre ne doit pas dépasser deux lignes, et celles-ci doivent respecter un effet pyramidal. La ligne inférieure doit, dans la mesure du possible, être plus longue que la ligne supérieure, et ce, sans séparer les unités de sens. Les sous-titres doivent ainsi le plus agréable possible à lire, tout en empiétant au minimum sur l’écran.

De plus, en ce qui concerne la synchronisation des sous-titres avec l’image, d’autres informations essentielles sont à prendre en compte. La durée des sous-titres à l’écran ne doit pas être trop courte (afin de ne pas créer ce que l’on peut appeler « un effet de clignotement »), ni trop longue (pour éviter que l’on ne lise le sous-titre plusieurs fois). Un espace temporel minimum doit être respecté entre chaque sous-titre, ainsi qu’une vitesse de lecture maximale. Les sous-titres s’adaptent à la vitesse de la scène. Dans le cas par exemple d’une dispute entre deux personnages, durant laquelle les protagonistes parlent très vite, il peut s’avérer très difficile de maintenir l’intégralité du dialogue d’origine. Le texte doit disparaitre au moment où la personne a fini sa réplique, afin de laisser la place au sous-titre suivant, et ainsi de suite.

Toutes ces contraintes font que le sous-titreur est bien souvent obligé d’être le plus concis possible, et de supprimer les informations inutiles par manque de place ou de temps. Il apparait donc tout à fait normal que les sous-titres d’un film ou d’une série ne reflètent pas le texte source au mot près. L’essentiel est de rendre le sens, le skopos, en trouvant des solutions pour réduire le message et le condenser si nécessaire. La perte d’une partie de l’information est donc souvent inévitable, ce dont le grand public n’a pas toujours pleinement conscience.

Pour en savoir plus sur le sous-titrage, c’est par ici !

Autre facette de la polémique : sous-titres espagnols et post-édition

La controverse des sous-titres de Squid Game ne se limite cependant pas à la version anglaise. En effet, l’ATRA, l’Association de traduction et d’adaptation audiovisuelle d’Espagne (Asociación de traducción y adaptación audiovisual de España), a publié le 13 octobre un communiqué sur la post-édition. Ce dernier affirme que les sous-titres de la version espagnole de la série ont été créés en post-éditant les résultats obtenus dans un moteur de traduction automatique. L’ATRA déclare de ce fait se positionner « contre la post-édition, et exhorte les grandes plateformes audiovisuelles à bannir ces pratiques, afin d’arrêter de nuire à un secteur déjà trop précaire ». Le métier de sous-titreur n’est pas toujours reconnu, en particulier des grandes plateformes de streaming, qui réduisent les coûts en matière de traduction au maximum. La post-édition, effectuée par un traducteur humain, leur permet ainsi un gain de temps assorti d’une réduction des coûts. Mais est-ce au détriment de la qualité ?

En effet, l’usage de la traduction automatique sur des sous-titres semble relativement inadapté, en particulier au regard des différentes contraintes que nous avons évoquées précédemment. Comment une machine peut-elle tenir compte des contraintes d’espaces ? Comment pourrait-elle s’adapter à la vitesse de parole d’un acteur ? Et enfin… Comment pourrait-elle proposer des solutions face à l’intraduisibilité de certains termes ? Cet autre aspect du débat soulève donc de nouvelles interrogations sur la traduction automatique et son utilisation, déjà au cœur de nombreux débats dans le secteur.

Pour terminer…

Cette polémique autour du sous-titrage de la série à succès Squid Game soulève de nombreuses autres questions dans le monde de la traduction. Elle est ainsi le reflet de plusieurs débats qui animent le secteur, mais elle met aussi en avant les difficultés auxquelles sont confrontés les sous-titreurs dans leur travail quotidien. Elle pose enfin la question de la faiblesse du processus de traduction d’une grande multinationale comme Netflix. Le géant du service de streaming investit-il suffisamment dans la diffusion de ses contenus en version étrangère ? Le sous-titrage et le doublage seraient-ils le parfait exemple d’activités sous-valorisées, rouages pourtant essentiels à cette industrie ?

Si vous souhaitez en savoir plus sur ce sujet, je vous invite à consulter cet article sur Netflix et la traduction.

J’espère que ce billet vous aura permis de mieux comprendre pourquoi la traduction de Squid Game est aujourd’hui au cœur de nombreuses interrogations.

Si vous souhaitez apporter un point de vue différent, ou partager d’autres informations sur le sujet, n’hésitez pas à vous exprimer en commentaire !

Bibliographie

« Les sous-titres et le doublage de Squid Game suscitent un débat en ligne sur la traduction de Netflix ». Les Actualités. 6 octobre 2021. <https://lesactualites.news/affaires/les-sous-titres-et-le-doublage-de-squid-game-suscitent-un-debat-en-ligne-sur-la-traduction-de-netflix/>

Kimmy Yam. « The one Korean Easter egg that’s leaving “Squid Game” fans devastated ». NBC News. 16 octobre 2021. <https://www.nbcnews.com/news/asian-america/one-korean-easter-egg-leaving-squid-game-fans-devastated-rcna3027>

Cho Jinhyun. « Squid Game and the “untranslatable”: the debate around subtitles explained ». The Conversation. 14 octobre 2021. <http://theconversation.com/squid-game-and-the-untranslatable-the-debate-around-subtitles-explained-169931>

Devriese E. « Les sous-titres de la série Squid Game au cœur d’une controverse ». Melty. 7 octobre 2021. <https://www.melty.fr/squid-game-la-serie-mal-traduite-les-sous-titres-au-coeur-d-une-controverse-a774391.html>

Garcia-Navarro L. « “Squid Game” is the latest example of when subtitles are a little off ». NPR. 10 octobre 2021. <https://www.npr.org/2021/10/10/1044830237/squid-game-is-the-latest-example-of-when-subtitles-are-a-little-off>

Groskop V. « Lost in translation? The one-inch truth about Netflix’s subtitle problem ». The Guardian. 14 octobre 2021. <https://www.theguardian.com/tv-and-radio/2021/oct/14/squid-game-netflix-translations-subtitle-problem>

« Comunicado sobre la posedición – ATRAE ». Asociación de traducción y adaptación audiovisual de España. 13 octobre 2021. <https://atrae.org/comunicado-sobre-la-posedicion/>

« Squid Game : les internautes choqués par les mauvais sous-titres ». Tribunal Du Net. 8 octobre 2021. <https://www.letribunaldunet.fr/series/sous-titres-squid-game-polemique.html>

« Squid Game subtitles “change meaning of the show” ». BBC News. 4 octobre 2021. <https://www.bbc.com/news/world-asia-58787264>

Veruska Anconitano | Post LinkedIn. Octobre 2021. <https://www.linkedin.com/posts/veruska-anconitano_localization-languagematters-netflixseries-activity-6850764980833320960-YA0T/>

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